Commençons par ce magnifique coffret qui met en valeur le travail que vous avez consacré à votre ami Bob Dylan…
Hugues Aufray : Vous voulez que je vous dise le vrai titre de ce coffret ? C’est le « Hugues coffret » (rires)…
Mais oui… Il arrive à point nommé pour rassembler vos nombreuses adaptations du répertoire de Bob Dylan en même temps que sort « Un parfait inconnu »…
Oui, je crois surtout qu’il faut qu’on parle surtout de ce film. C’est ce film qui nous rassemble. Le coffret sort en même temps et ce n’est pas un hasard. Universal a très bien joué. Ils ont la distribution de ce film et ils savent qu’ils ont un chanteur qui, en France, a rencontré Dylan en 1961, avant que tout le monde le connaisse et avant même que ses parents sachent qu’il se nommait Bob Dylan… Il s’appelait encore Robert Zimmerman. Les gens d’Universal ont dit : « Voilà, on va en profiter pour sortir un coffret ! ». Ce fameux coffret des 20 ou 25 chansons, je crois, que j’ai enregistrées et traduites de Dylan, parce que je n’ai pas fait que ça dans ma vie. Mais je l’ai fait et c’est important. Ces chansons qu’il chante dans le film qui sort actuellement, c’est pour moi un grand plaisir. Parce que tout d’un coup, la vérité apparaît : c’est que j’ai connu Dylan alors que personne ne le connaissait. J’en ai parlé à des tas de gens. Et, ensuite à Dylan lui-même très rapidement, lorsque j’ai pu le rencontrer en 1962. Je lui ai dit que c’était comme un coup de foudre. En 63, il est venu chez moi et, en 64, le disque est sorti. Je me suis battu pour enregistrer ces chansons parce que personne ne savait qui était Bob Dylan. Dans l’histoire, si vous voulez, moi qui n’ai jamais voulu être chanteur, je faisais ça parce que c’était par nécessité, pour gagner ma vie… Mais, grâce à ce film et ces disques. Nos deux visages sont rassemblés sur la même image. Ça me touche beaucoup, parce que pendant un certain temps certains ont dit : « Oui, mais ce n’est pas Hugues qui traduit les chansons, c’est Pierre Delanoë. » Mais c’est moi qui ai amené Dylan à Pierre et, comme c’est un garçon très gentil et très honnête, il m’a montré les textes qu’il avait écrits et je lui expliquai : « Non, ce n’est pas ça que Dylan dit… » J’ai alors été poussé à refaire les textes. Je suis donc actuellement quelqu’un qui a le sentiment d’être un révélateur. J’ai appris aux Français et aux Européens que les Américains n’étaient pas complètement stupides et qu’il y avait des jeunes gens qui faisaient une musique qui leur permettait de dire des choses, sur le plan social, qui étaient très importantes.
Quel est votre impression sur le film ?
C’est un film, mais c’est aussi un documentaire. Il est traité comme un documentaire, parce que c’est très vrai. Le réalisateur a demandé à des gens de jouer des personnages qui font partie de la vie de Dylan et Dylan. Lui-même est joué par un acteur, mais il est incarné par un jeune comédien de beaucoup de talent. Et je suis obligé de vous dire que c’est un Français.
Tout à fait (Timothée Chalamet est le fils du grand journaliste Marc Chalamet, actuellement collaborateur au
Parisien-Aujourd’hui en France, NDR)…
Il est français comme vous et moi, mais, comme sa mère est américaine, il parle très bien américain et il joue aussi de la guitare. Il chante très bien et le film est formidable. Allez voir ce film !
Revenons en arrière, justement, précisément à cette époque où vous avez vu pour la première fois Bob Dylan à New York. Parce qu’en 1961, vous aviez déjà une certaine notoriété, avec quelques succès…
Je ne sais pas si j’étais « quelqu’un »… On connaissait mon nom un petit peu. Mais il y avait déjà un certain racisme culturel. On m’avait tenu un peu en marge, car j’ai été le premier, je pense, à dire officiellement à la radio et à la télévision : « Je ne suis ni de droite ni de gauche ! » Et ça, c’est insupportable pour les Français. Ils ne veulent pas entendre ça, parce que ceux qui sont de gauche ne supportent pas que je dise que je ne suis pas de gauche. Et ceux qui sont de droite ne supportent pas que je dise que je ne suis pas de droite. Je ne suis ni de droite ni de gauche. Et ça, c’était encore une révélation. Eh bien, en grec, la révélation, ça se dit « apocalypsos ». Et l’apocalypse, ce n’est pas la fin du monde. C’est peut-être le début d’un nouveau monde. Comme la série de découvertes que j’ai faites à cette époque. Notamment quand j’arrive à New York en 1961, invité par Maurice Chevalier. Il m’avait sélectionné dans un casting où tous les adversaires que j’avais rencontrés étaient supérieurs à moi. Ils chantaient mieux, mais Maurice Chevalier, qui était un homme du peuple et qui avait une oreille très fine, a certainement trouvé dans ma voix et ma façon de chanter des vérités qu’il ne trouvait pas dans les autres. Et c’est pour ça qu’il m’emmenait. Et, moi qui n’avais jamais été aux États-Unis, qui ne parlais pas l’anglais, j’ai entendu Dylan une fois et j’ai pensé : « Ça, c’est vrai ! C’est l’avenir de l’humanité. » C’est pour ça que j’ai traduit les chansons. C’est aussi simple que ça.
La musique traditionnelle en France était alors quelque chose de très implanté dans toutes les régions. Mais ce qu’on appelle le communément le folk, c’est-à-dire avec des guitares sèches, avec des…
(Il m’interrompt avec un ton agacé) Arrête ! Arrête ! Aucune guitare n’est sèche !
Oui, pardon. Guitare acoustique. Le mot est effectivement peu flatteur…
C’était un mot très utilisé. Il était à la mode. Et moi, je déteste les modes. Il faut lutter contre les modes. Les guitares sont acoustiques ou électriques. Mais oui, il y avait des gens qui avaient créé une musique dérivée des musiques populaires… Folk, ça veut dire peuple.
Dans le genre, en France, ou en Europe, avant Dylan, on ne connaissait guère que Joan Baez…
Dans le film, on voit Dylan qui engueule la jeune fille qui joue le rôle de Joan Baez et lui dit : « Mais tu ne sais pas chanter ! Tu chantes trop bien et ce n’est pas comme ça qu’il faut chanter. Il faut chanter vrai et tu ne chantes pas vrai. Tu chantes comme quelqu’un qui a pris des leçons. » On ne prend pas des leçons de vérité. La vérité, elle existe, c’est à vous de la dire.
De quelle façon vous êtes-vous lancé très tôt dans un genre musical similaire de ce côté de l’Atlantique et avec une simple guitare en main ?
Quand je suis arrivé en France avec une guitare sur l’épaule, je n’ai jamais vu une autre personne dans la rue, portant une guitare sur l’épaule ou à la main quoi… Ça n’existait pas en 61. L’instrument populaire, c’était l’accordéon. Et c’était formidable ! D’ailleurs, j’ai joué de l’accordéon, moi, au début. Et ça, Renaud qui m’aimait bien avait vu que je jouais de l’accordéon et il a aussi joué aussi de l’accordéon au début. Et il a raison parce que c’est un instrument qui est magnifique et qui a un point commun avec la guitare, c’est qu’on peut l’emmener avec soi. On peut jouer de l’accordéon dans le train, dans le bus, sur la plage… On peut jouer de l’accordéon partout, comme on peut jouer de la guitare partout. L’instrument des nomades. Ma première guitare, je l’ai achetée à Madrid. Quand je suis arrivé en 46 en Espagne, pour Noël, mon père m’a dit : « Qu’est-ce que tu veux comme cadeau ? » J’ai répondu : « J’aimerais une guitare ». Alors on ne connaissait rien de la guitare. On est allé dans un magasin. Et, grâce au ciel, en Espagne, la guitare est un instrument populaire. Donc j’ai eu ma première guitare. J’ai pris une leçon avec un professeur, mais c’était trop compliqué. Donc je suis rentré à la maison et j’ai commencé à apprendre tout seul. Je n’ai jamais pris de leçon, de je ne sais pas lire les notes. Je ne suis pas « musicien », mais j’ai un instrument qui est nécessaire pour l’être, ce sont les oreilles. Voilà, c’est tout ce que j’ai comme éléments pour travailler : les oreilles.
De retour en France, comment s’est passée la transition vers un répertoire très « français » ?
Je chantais en espagnol. Donc une des premières choses que j’ai faites quand on m’a dit : « Il faut que tu chantes en français ! » J’ai répondu : « Je vais traduire des chansons du folklore espagnol. » C’est ce que j’ai fait. Et puis, très rapidement, dès que j’ai découvert la musique américaine en 61 et j’ai pensé : « Maintenant, je vais aller aux sources. Les meilleures pour cette musique, c’est aux États-Unis. » C’est un mélange de plusieurs peuples qui viennent de Hongrie, de Pologne, de Russie, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne et un peu de France aussi… Un pays où la culture est mélangée, ça m’intéresse beaucoup et je voulais traduire les chansons que j’entendais et qui me plaisaient, pour avoir le plaisir de partager ça avec le public français. Les gens écoutaient les groupes comme les Beatles, sans comprendre un mot de ce qu’ils disaient… L’avantage des Stones et des Beatles, c’est que les Français, qui ne comprenaient pas l’anglais, entendaient la musique et ils rêvaient parce que la musique, c’est beaucoup plus porteur que les paroles. Et c’est Brassens qui disait : « Ce qui est le plus important dans une chanson, ce n’est pas les paroles, c’est la musique. » Il a raison. Je pense comme lui.
Mais, comme Brassens, avec toujours une guitare, qu’elle soit électrique ou acoustique…
Il n’y a pas très longtemps, c’est-à-dire il y a deux ou trois ans, j’ai eu un petit incident. Bon, on peut dire un accident. J’ai fait une chute assez importante dans un escalier et je me suis fracturé le poignet. Et je me suis dit je ne pourrai plus jouer de la guitare. Et, effectivement, je ne pouvais plus tenir le médiator. J’ai alors pensé : « Bah, ce n’est pas grave, je vais jouer autrement. Mes doigts peuvent bouger, je vais donc apprendre à jouer avec la main droite pour l’accompagnement avec les doigts. » Maintenant, je joue avec les doigts et c’est cent fois mieux.
Et c’est ainsi qu’on pourra vous voir de nouveau sur scène en 2025 !
Oui, je repars au mois d’avril pour une dizaine de dates. Mais c’est surtout vers la fin de l’année, en octobre-novembre que je compte faire quelque chose d’important, de très important. Je ne peux en dire plus pour le moment…
Hugues Aufray a-t-il eu droit, comme Dylan, à des réactions de rejet en passant à la guitare électrique, considérée comme une hérésie par certains puristes qui l’ont traité de Judas ?
Hugues Aufray : La différence avec Dylan, c’est que moi j’étais très combatif et je serais descendu de scène, ou alors j’aurais dit : « Monte sur scène et viens me répéter devant moi ce que tu viens de dire au fond bien tranquille, pour épater tes copains. » Et je lui aurais mis mon poing dans la gueule. J’ai même eu une fois l’occasion de le dire à un type qui rouspétait, mais il n’est pas venu.