Parlons de « Parasomnia ». Honnêtement, en l’écoutant, on se rend compte que ce n’est pas juste une collection de morceaux. C’est une œuvre massive. Comment arrivez-vous à créer quelque chose d’aussi audacieux en si peu de temps avec une tournée en prime ?
John Petrucci : Oui, c’était vraiment un boulot de dingue. Entrer en studio et bosser sur le nouvel album nous a pris presque toute l’année dernière. On a commencé en février et on a bouclé en septembre. Et, pendant ce temps-là, comme tu l’as dit, on préparait aussi une tournée. Tout le monde attendait ce premier concert à Londres, au Hammersmith Apollo. Et puis, il y avait tout ce vieux répertoire, tous ces anciens titres qu’on devait retravailler…
Là non plus, vous n’avez pas choisi la facilité pour de longs concerts avec des compositions complexes, que vous n’aviez peut-être même pas écoutées depuis des années, et qu’il fallait interpréter à la perfection devant un public des plus exigeants, on le sait…
JP : Je ne te raconte pas les heures qu’on a consacrées à tout réapprendre. Il faut chaque fois se replonger dedans, déterrer des parties qu’on n’avait pas jouées depuis une éternité… On a passé un temps fou à New York en répétition. Juste à jouer ensemble, à reconnecter en tant que groupe, à peaufiner chaque détail. Ensuite, on est allés une semaine au Royaume-Uni pour bosser sur la production du show. Les répétitions, c’est vraiment un truc qu’on adore. Et, comme tu dis, quand tu vas à un concert, tu t’attends à ce qu’un groupe comme le nôtre soit parfait, que tout soit millimétré, magique ! Mais, derrière, il y a des heures infinies de boulot. En tant que musicien, tu passes des journées entières à pratiquer, à t’entraîner, à te remettre en forme pour jouer à ce niveau-là. C’est un vrai marathon, mais on adore ça.
En écoutant certains solos de guitare sur cet album, on retrouve une combinaison encore plus étonnante de jeu très technique et d’approches mélodiques, très chargées en émotions, façon David Gilmour. Mais peut-être était-ce involontaire ?
JP : Non, David Gilmour est l’un de mes guitaristes préférés. Je voulais effectivement capter cet équilibre entre une sonorité chaude et mélodique, tout en explorant des arpèges complexes et des passages bluesy. Cela permet de construire une dynamique dans le morceau. Par exemple, sur l’un des solos les plus longs de l’album, j’ai travaillé pour que chaque note reste intéressante et que rien ne paraisse ennuyeux.
Ce soin se ressent dans les compositions, même les plus longues et complexes. Certains disent que les morceaux progressifs peuvent être trop longs, mais, à mon sens, une seule de vos chansons contient de quoi remplir deux ou trois albums de plus d’un groupe…
JP : C’est exactement ça ! Nous voulons que chaque chanson soit une expérience en soi. Par exemple, The Shadow Man, le dernier titre de l’album, est un voyage complet, presque comme une pièce orchestrale.
Est-ce qu’il t’arrive parfois de rêver de rejoindre un groupe de blues rock ou de punk, juste pour simplifier un peu les choses ?
JP : Tout le temps (rires) ! Je me demande : « Mais pourquoi je me torture comme ça ? Pourquoi ??? » Même aujourd’hui, alors qu’on prépare une nouvelle tournée, on ajoute des morceaux qu’on n’a pas joués depuis une éternité, voire jamais… C’est un défi constant, mais c’est ce qui rend tout ça excitant. Et il faut que je m’y colle dès qu’on a fini cette interview. Je passe des heures chaque jour à tout simplement réapprendre mes propres compositions et retrouver la même aisance qu’à l’époque où j’ai commencé à les jouer. Si vous saviez le nombre de fois où je réécoute tel ou tel ancien morceau et que j’ai l’impression qu’il s’agit d’un autre musicien. Je suis là à me demander : « Bon sang, comment ça se joue, ce truc ? » Ce serait si cool que ce soit comme pour le vélo et qu’on se souvienne de tout instantanément.
Tu parles de « pièce orchestrale » et, probablement à cause du thème de l’album, on plonge justement plus d’une fois dans des ambiances cinéma, dans le style Tim Burton… Ou plutôt son compositeur attitré, Danny Elfman…
JP : C’est vrai. Avec les autres membres de Dream Theater, on s’est toujours dit que notre musique ferait un malheur comme bande-son de films. Franchement, on adorerait écrire pour le cinéma. Mais, tu sais, personne ne nous a jamais vraiment contactés pour ça… C’est un grand regret ! On privilégie ce côté cinématographique. C’est un domaine que l’on explore de plus en plus. Sur « Parasomnia », on a voulu pousser dans cette direction. Le thème est sombre, assez fascinant : ça parle des troubles du sommeil, des terreurs nocturnes, des rêves perturbants… Toutes ces expériences étranges et angoissantes qu’on peut avoir dans la nuit. Du coup, oui, il est beaucoup plus « visuel », plus épique et totalement immersif. C’était l’objectif, et je pense qu’on a réussi à l’atteindre.
Vos compétences techniques ne font plus l’ombre d’un doute depuis belle lurette, surtout avec le retour de Mike Portnoy, mais l’une des grosses surprises de « Parasomnia », comme sur les derniers concerts, c’est le retour au plus haut niveau de James LaBrie.
JP : Je vais te dire un truc : je suis le plus grand fan de James Labrie sur terre. Sérieusement ! Et, en tant que producteur, quand je l’enregistre, je sais exactement de quoi il est capable. Mon job, c’est de capturer ça et de le coacher pour qu’il donne la meilleure performance possible. Sur tel passage, tout est une question de tonalité, il faut trouver la plage où sa voix est la plus confortable et où elle brille vraiment. Parfois, c’est plus dans les détails : la manière de prononcer certains mots, le type de vibrato qu’il adopte, ou, au contraire, qu’il doit éviter. On bosse beaucoup là-dessus, et je dois dire qu’il a fait un travail exceptionnel sur cet album.
Et, question délicate à propos du retour de Mike Portnoy : tu penses que vous auriez pu sortir… peut-être pas le même album, mais un disque de ce niveau sans votre « batteur historique » ?
JP : Ah non, c’est clair ! Sa présence au sein du groupe, sa personnalité, son talent, sa créativité… Tout ça a clairement joué dans ce que cet album est devenu. C’est indéniable. Il y a une alchimie, une synergie qui s’est créée. Juste être le retour en studio en tant que groupe avec lui derrière les fûts, ça a propulsé cet album. Ce n’est pas seulement un batteur incroyable, c’est un artiste ultra créatif. Ce disque est ce qu’il est grâce à sa présence dans le groupe. Ça a été une expérience revigorante, vraiment ! En gros, nous avons retrouvé le même Mike, mais en plus expérimenté (rires).
Avec tout ce qu’il a entrepris depuis, tous ces groupes ou projets différents… Étais-tu convaincu que cette chimie allait toujours être là ?
JP : Oui, sans la moindre hésitation ! Il avait déjà joué de la batterie sur mon album solo « Terminal Velocity » (2020). Ensuite, on a bossé ensemble sur le « Liquid Tension Experiment 3 » (2021). Et on est aussi parti sur la route ensemble. J’ai fait une tournée solo aux États-Unis et au Canada en 2023, et c’était lui derrière les fûts chaque soir. On jouait en trio et c’était nickel. Donc oui, son retour s’est révélé on ne peut plus naturel, sans la moindre hésitation.
Passons à la guitare, parce que, là aussi, ça intrigue. Dès les premières heures avec Dream Theater, tu jouais des plans que la plupart des musiciens trouvaient insensées, voire limite injouables. Et, à chaque album, avec ou sans le groupe, tu as remis ça presque sans en avoir l’air. Cette fois, as-tu ressenti ce besoin de repousser encore plus tes limites ? Si tant est que ce soit possible, ou même « humain »…
JP : Absolument ! J’essaie toujours de me challenger sur un nouvel album. Mais, là, il y a des parties que je n’avais jamais explorées avant. J’ai bossé à fond. Je voulais essayer des trucs nouveaux, et je les ai intégrés un peu partout. En outre, je voulais élaborer un son à la fois moderne et rétro, un truc plus chaleureux. J’ai utilisé de vieux équipements avec des techniques d’enregistrement modernes, ce genre de mélange. Franchement, pour moi, le studio, c’est le kiff total. J’adore ça. Je pourrais y rester des jours entiers.
Vous avez donc tout réalisé dans votre propre studio (le DTHQ de Long Island, NDR) ?
JP : Oui et on l’a encore modifié, avant de commencer cet album. On a agrandi, on a construit une nouvelle salle live, très spacieuse. On a maintenant une pièce idéale pour avoir un son de batterie XXL. On y a installé un piano à queue et tout le bazar. Franchement, le résultat est dingue.
Donc, en gros, vous avez recréé une sorte d’Abbey Road à New York, c’est ça ?
JP : Carrément !
Et maintenant, vous avez des clients, des gens qui louent le studio ?
JP : Non, pas encore. Mais on pourrait. Peut-être qu’un jour on le rendra commercial. En tout cas, c’est un super espace. On pourrait même enregistrer avec un orchestre dans notre studio.
Mais oui, tout un album avec un orchestre symphonique, comme le font certains groupes…
JP : Ce n’était pas en studio, mais on l’a fait, tu ne te souviens pas ? En 2006, pour les vingt ans du groupe, on a effectué un concert au Radio City Music Hall avec un orchestre. C’est dans le DVD « Score »…
Ah oui, pardon… Mais ce n’était pas tout à fait dans le style de ce que Michael Kamen a fait, par exemple, avec Metallica. Tu n’as jamais eu envie d’aller dans ce délire-là avec Dream Theater ou pour un de tes projets ?
JP : Ce serait fun à faire. Qui sait ? Peut-être un jour !
As-tu employé de nouveaux gadgets pour cet album ?
JP : Oui, bien que je reste fidèle à mes bases. J’ai utilisé mon ampli signature JP TC Boogie pour les sons principaux. Moi et Mesa Boogie, c’est une histoire d’amour depuis toujours. Sur l’album, c’est essentiellement ma tête JP Signature, mais, pour certains solos, j’ai ressorti une vieille pépite : un Mark II C+ vintage. Le son est dingue, bien chaud, bien velouté. Pour les sons clean, je suis allé chercher un vieux Roland JC-120. Un petit côté old-school à la Metallica, tu vois. Et, côté guitare, toujours mes Music Man Majesty. Ça va faire plus de 25 ans que je suis fidèle à Ernie Ball. Un modèle six cordes, un sept cordes. Seule exception, j’ai joué sur une acoustique Taylor pour certaines parties. C’est du classique chez moi, mais tellement efficace ! Pour l’enregistrement, nous avons même acheté des préamplis Neve vintage, les mêmes qu’on avait utilisés sur « Images And Words », « Metropolis Pt. 2 : Scenes from a Memory » et « Train Of Thought ». Ça donne une chaleur incroyable au son, même avec les techniques d’enregistrement modernes. Un bon mélange entre l’ancien et le nouveau. J’adore combiner des équipements classiques avec des techniques modernes d’enregistrement sur Pro Tools. C’est cet équilibre entre tradition et modernité qui rend le processus si enrichissant. C’est ça le secret : garder cette chaleur organique tout en utilisant les outils modernes. C’est ce qui donne cette profondeur au son.
Et justement, en parlant de modernité… Que penses-tu de l’utilisation de l’intelligence artificielle ou des technologies avancées pour recréer un solo Petrucci en un clic ? Ou générer des sons qui risquent fort de tout changer dans un avenir très proche, pour ne pas dire demain ?
JP : Je ne suis pas fan. La musique, ça doit venir des tripes, de l’humain. Si l’on ne peut plus faire la différence entre une création humaine et artificielle, c’est effrayant. Si on commence à confondre un solo créé par une machine et un solo joué avec le cœur, on est mal barrés. Cela enlève toute l’âme de la musique. Dans mes albums solo, et dans « The Astonishing » de Dream Theater, nous avons abordé justement de cette idée : un monde où la créativité disparaît au profit des machines, menant à une véritable apocalypse culturelle. J’espère que cela restera une fiction.
Certains disaient la même chose lors de l’arrivée des guitares électriques ou des synthétiseurs. Penses-tu qu’il soit possible de trouver un équilibre ?
JP : Peut-être, mais on parle d’un truc différent. Là, c’est carrément créer à ta place !
À propos de « Parasomnia », dirais-tu que, de votre point de vue, c’est un album concept sur les troubles du sommeil ?
JOHN MYUNG : En fait, c’est plus un jeu de mots avec le nom Dream Theater qu’autre chose. L’idée est d’écrire sur les rêves et les expériences, c’est la direction que prennent les paroles. Donc, d’une certaine manière, oui, c’est un concept. Mais ce n’est pas un album concept dans le sens classique du terme, avec une histoire structurée. C’est plutôt une collection de différentes histoires, inspirées par les cycles du sommeil et ces choses étranges et fascinantes qui se produisent dans cet état de rêve. Donc, oui, il y a un concept, mais il est plus thématique que narratif.
L’idée d’un album concept est assez large, non ? Prenez « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band », souvent présenté comme le premier du genre, ou encore « Pet Sounds »… Si on regarde vraiment les paroles et la structure, il n’y a pas forcément de fil conducteur narratif évident.
JM : Effectivement, « Parasomnia » est plutôt large et pas trop littéral, on dira…
Ok, mais avouez que vous avez mis un bail à pondre un album sur les rêves (dreams), non ?
JM : C’est vrai, Ahah ! Mais bon, John a balancé l’idée pour les textes, et franchement, ça sonnait cool, ça avait du sens. Alors, on s’est enfin lancés !
Depuis les débuts du groupe, tu écris parfois des textes, mais ça reste occasionnel… Tu t’y es remis cette fois-ci ?
JM : En fait, j’avais écrit quelques trucs, mais ça ne collait pas vraiment avec le concept de l’album. Du coup, on a préféré ne pas les utiliser. Peut-être que ça finira sur le prochain disque, qui sait ? J’ai essayé de me caler sur la direction que prenaient les textes de cet album, mais je ne sais pas… Je n’y arrivais pas vraiment. J’étais juste dans un autre état d’esprit par rapport à ce que je voulais raconter. J’ai quand même écrit en espérant que ça s’intègrerait, mais ça sonnait trop différent du reste. Alors on a mis ça de côté. Ce sera pour la prochaine fois.
Cet album m’a pas mal replongé en arrière… J’écoute le groupe depuis longtemps. Pas depuis le tout premier, mais dès le deuxième, « Images And Words ». Et je ne sais pas pourquoi, mais, à la première écoute, ça m’a ramené au titre A Change of Seasons (sorti en EP en 1995)…
JM : Je vois ce que tu veux dire. Il y a clairement des passages, comme sur Midnight Messiah, qui rappellent cette époque. J’ai ressenti ça aussi. Ce groove metal descendant qu’on a intégré dans ce morceau, ça m’a fait penser moi aussi à Seasons… dès qu’on a attaqué la composition. Et, d’un point de vue plus conceptuel, ce qui est intéressant avec cet album, c’est qu’on a inconsciemment renoué avec notre façon d’écrire d’avant. On a revisité certains riffs, certaines idées de différentes périodes, et elles ont trouvé leur place sous un nouvel angle, dans ce disque. Parce qu’au fond, la musique, c’est ça : tu ne veux pas juste recopier, mais tu veux rester fidèle à ce que tu aimes. Tu cherches comment te réinventer, comment en faire quelque chose de nouveau. Donc, d’une certaine manière, on a abordé cet album comme un nouveau, mais en retrouvant la manière dont on composait à nos débuts.
Pour terminer, parlons un peu du matériel. Pendant des années, tu as été assez stable dans le choix de tes instruments. Mais ces derniers temps, tu as effectué quelques changements. Aujourd’hui, avec quels instruments es-tu le plus satisfait ?
JM : Eh bien, je suis dans une position où je peux jouer sur du matériel vraiment excellent. J’ai une Ernie Ball Music Man custom basse six cordes qui me va comme un gant. J’adore sa jouabilité, ses possibilités sonores… En parallèle, j’expérimente aussi pas mal avec des configurations, notamment au niveau des préamplis et des compresseurs, pour affiner mon son. Par exemple, Suncoast m’a fourni un excellent préampli B501. À l’origine, c’était une société nommée Pearce dans les années 80, mais elle a disparu et Suncoast a repris la technologie. J’obtiens d’excellents résultats en l’intégrant à mon jeu, surtout pour les fréquences aiguës et la distorsion, et en recherchant un son plus saturé et organique. Sur l’album, j’ai utilisé un Shelford Channel, conçu par Rupert Neve Designs. C’est un élément de console qui apporte une vraie richesse sonore. Il y a quelque chose de particulier dans le rendu de la ligne de basse… C’est, sans doute, le meilleur son que j’aie jamais eu. Mais je dois te quitter, nous entrons en répétition pour la tournée…
Vous répétez l’album en entier ? Pensez-vous pouvoir le jouer dans son intégralité sur scène ?
JM : C’est en discussion. Une fois que tout le monde sera bien familier avec l’album, je pense que notre intention est effectivement d’y arriver. Ce serait vraiment génial, et, en même temps, un sacré défi. Mais, pour être honnête, je ne suis pas encore prêt à jouer l’album en entier. J’ai été tellement occupé à réviser les morceaux plus anciens et à mettre au point quelques nouveaux titres pour cette tournée… Lors du prochain créneau possible, probablement vers la fin mars ou début avril, je vais devoir m’y remettre sérieusement et apprendre tout ce que nous n’aurons pas encore eu l’occasion de jouer sur scène de « Parasomnia ».