Chaque fois qu’on se retrouve, j’ai presque envie de m’excuser, parce qu’on te parle encore… de guitare. Alors que tu regrettais que cela soit trop réducteur !
C’est vrai, ça m’a longtemps dérangé… Mais bon, je fais avec.
En même temps, dans « Prism », il y a une sorte d’évidence. Ça sonne « juste », dans tous les sens du terme.
Je vois ce que tu veux dire, oui.
Je t’ai vu plusieurs fois ces dernières années, même si la dernière vraie interview remonte. Et ce qui me frappe, c’est que, malgré tous les changements, toutes les directions, ton univers reste très cohérent. Mais, en parallèle, tu continues d’écouter un tas de choses qui n’ont rien à voir. Il y a encore du hip-hop, des sons électroniques, des bruits, des textures. On sent que tu restes très curieux.
Complètement. J’écoute énormément de musiques très différentes. Et, bizarrement, ce n’est pas tant du folk. Même si je suis souvent étiqueté « folk » ou « folk rock », ce n’est pas ce qui me branche le plus, loin de là. J’écoute beaucoup de hip-hop, de musiques instrumentales, de textures… J’adore la kora africaine, les violons celtiques, des choses comme ça. Et, à côté de ça, je suis très branché Kendrick Lamar, Pharrell Williams, Timbaland… J’adore les beats, les grooves. Même Skrillex, je suis un inconditionnel. Et je joue souvent de la guitare en m’accompagnant sur du dubstep ou sur des beats très lourds, parce que c’est ce qui me stimule.
Et ça ne te pose pas problèmes que beaucoup continuent à te cataloguer comme un artiste « acoustique », un peu folk, un peu roots, limite hippie ?
C’est un peu réducteur, oui. Mais bon, ce n’est pas très grave. Ce qui m’intéresse, c’est de rester vivant, de garder ce feu-là. Pour moi, le fingerpicking, c’est comme une forme de percussion. C’est du drumming avec les doigts, vraiment. Alors, pourquoi ne pas le faire dialoguer avec des beats hip-hop, électro ou dub ? Ça me semble totalement logique.
La dernière fois qu’on s’est rencontrés, tu découvrais à peine la paternité. Aujourd’hui, tes enfants grandissent. Ils écoutent de la musique eux aussi ?
Ah oui, carrément. Ils ont chacun leurs propres goûts, leurs obsessions, et ça change tout le temps. C’est vraiment fascinant. Il y a des trucs que je n’écouterais jamais de moi-même, mais que je redécouvre à travers eux. Et puis, parfois, ils tombent sur un vieux morceau que j’aime et ça me touche. C’est comme s’ils ouvraient une fenêtre sur mon passé. Mais je ne leur impose rien. Ils piochent. Un jour, ils aiment ce que je fais, le lendemain pas du tout (rire). Et c’est très bien comme ça.
Ils jouent aussi ?
Ils touchent à tout. Guitare, piano, percussions, un peu de tout. Je ne pousse pas, mais je les encourage s’ils s’y intéressent. L’important, c’est qu’ils sentent que la musique peut être un espace de liberté. Pas une obligation, pas une « discipline ». Juste un endroit où tu peux être toi-même, sans cadre trop précis. Parfois mes enfants me font écouter un morceau, et je suis là : « Mais c’est quoi, ce son ? » Et eux : « C’est machin… » Et moi : « Donne-moi ça, c’est d’enfer, ce truc ! » Donc oui, ils m’ouvrent des portes, sans même s’en rendre compte. Et c’est génial.
Un an après « Still Searching », ton dernier album solo, se démarque d’une sorte de trilogie introspective avec « Home » et « Running River ». Tu ne t’es jamais demandé si tu ne t’étais pas un peu égaré ? Ou si tu étais encore aligné avec ce que tu faisais avant et qui avait touché un large public ?
Non, jamais. Je n’ai jamais essayé de sonner comme une ancienne version de moi-même. Et de toute façon, je ne pourrais pas. C’est là où c’est presque une chance : je suis limité. Je ne peux faire que du John Butler. Et je crois que les limites, c’est ce qui fait le style. Tu sais, si j’étais capable de jouer comme Jimi Hendrix, je le ferais. Si je chantais comme Beyoncé, je le ferais peut-être aussi (rire). Mais je ne peux pas. Donc ce que je fais, c’est moi. C’est tout ce que j’ai. Et, au final, c’est ma force.
Et ce « toi », il entend donc du fingerpicking même sur du dubstep, du dancehall ou du hip-hop…
Exactement ! Quand j’écoute Skrillex, Damian Marley ou Dutchie, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer du fingerpicking par-dessus. C’est comme ça que j’entends les choses. C’est ma voix, ma façon de raconter une histoire. Et cette voix-là, elle ne change pas. Malgré cela, tout ce qu’il y a en dessous peut évoluer. Le beat, la prod, le décor… Mais le narrateur reste le même.
Tu disais que ce qui change vraiment ta musique, c’est rarement la théorie ou la technique pure… mais parfois un instrument, ou même une simple manière de le toucher. Et quand tout fout le camp autour de toi, ça peut aussi tout bousculer, non ?
Complètement. Et si tu me demandes ce qui m’a le plus marqué, musicalement, ces derniers temps, je dirais trois choses. Mais la première, sans hésiter, c’est mon séjour en Inde. J’y ai passé deux semaines pour apprendre la slide guitare dans la tradition hindoustanie. J’ai étudié avec un maître incroyable, Ashish Bhattacharya. Tu devrais vraiment aller l’écouter, c’est un superhéros de la slide indienne. Je passais huit heures par jour à pratiquer avec lui, puis il m’a envoyé chez moi avec des exercices pour dix vies.
Et tu as intégré ça dans ta musique ?
Oui, complètement. Parfois, ça s’entend clairement — comme sur Going Solo, par exemple. Mais le plus souvent, c’est plus subtil. C’est dans le phrasé, dans la précision, dans l’intention. Ce n’est pas juste une « influence exotique », c’est une autre façon d’aborder l’instrument. Tu ne joues plus seulement avec les doigts, tu joues avec l’air autour.
Tout en introduisant des sonorités plutôt « modernes »… Et les deux autres choses qui ont vraiment changé ta façon de jouer ou de créer ces derniers temps ?
Alors la deuxième, c’est que j’ai commencé cet album tout seul, chez moi, en composant des beats, en jouant avec des synthés, en bricolant des textures. Je voulais vraiment pousser la production dans cette direction. C’était hyper stimulant, j’étais à fond… jusqu’à ce que je fasse planter mon ordi. Genre tout. Crash total. Plus rien. C’était un bon rappel à l’ordre : le matos, c’est bien, mais il ne faut pas s’y perdre non plus.
Et la troisième ?
C’est l’écriture. Le songwriting. Je crois que je n’ai jamais autant aimé écrire des chansons qu’aujourd’hui. Et je n’ai jamais été aussi content du résultat. Ce que je recherche, c’est la clarté : raconter l’histoire la plus limpide possible, sans parasites, sans bruit inutile. Je veux que chaque chanson soit comme un petit film, où tout est là pour servir le propos. Je pratique plus la guitare qu’avant, surtout la slide indienne, mais je passe aussi beaucoup de temps à créer des beats, à jouer avec des riffs de synthé. C’est devenu un tout. Je ne fais plus la différence entre ces mondes-là. Ça me fait du bien. Et je crois que ça s’entend.
Ce nouvel album, c’est un peu du genre : « Peu importe ce qui se passe autour, moi, je vais continuer à faire cette musique. Qu’il y ait une guerre, une pandémie, un concours TikTok ou une invasion de téléphones portables… Je m’en fous. Cette musique vient du bon endroit, alors je la joue. »
Exactement. Et je crois que c’est ce que devrait être tout art digne de ce nom. Je ne dis pas que ce que je fais est du « grand art ». Mais je pense qu’un artiste doit avancer sans s’excuser. Il ne doit pas chercher à se justifier ou à plaire. Il doit faire ce qu’il ressent, point.
C’est exactement ça : faire ce qu’on a à faire, sans calcul.
Oui. Parce que, si tu fais de la musique pour faire plaisir, ou pour cocher des cases, ça sonnera faux. Il faut d’abord que ça vienne de toi. Que tu sois heureux de ce que tu fais. Et souvent, quand tu l’es, tu touches les autres aussi. Mais si tu cherches à viser large dès le départ, tu te perds. Moi, je ne sais pas faire ça. Je ne suis pas assez malin pour ça, et franchement, ça ne m’intéresse pas.
Ce qui n’a pas trop changé, c’est la scène. Jouer devant un public, ça reste la base. Et c’est même devenu, avec les t-shirts et les vinyles, la seule vraie source de revenus pour beaucoup. Mais est-ce que tu ressens encore ce lien simple, cette relation directe avec les gens ? Ou est-ce devenu plus difficile de les atteindre ?
Je crois que ça a toujours été un enjeu, en fait : comment attirer l’attention des gens ? Avant, la question c’était « Est-ce que je peux me payer une pub dans Rolling Stone ? » ou une page dans un journal, ou un spot télé. Maintenant… il n’y a plus vraiment de radio, plus de télé, presque plus de presse papier. Et pourtant, on continue à chercher comment se faire entendre. Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde peut se payer une pub, tout le monde peut faire du bruit. C’est devenu un océan de sollicitations.
Tu veux dire que la concurrence n’a jamais été aussi diffuse, quasiment impossible à cerner ?
Oui. Tout le monde veut capter l’attention. Tout le monde agite des trucs brillants. Mais il y a une chose qu’on ne peut pas fabriquer, qu’on ne peut pas simuler : le frisson. Le moment où tu inspires quelqu’un. Et ça, ça reste. C’est pour ça que je pense que les meilleurs artistes sont, en général, de grandes bêtes de scène. Prends Ed Sheeran, par exemple. Tu le vois sur scène… c’est un monstre. Un putain de monstre !
Et côté guitare, effets, matos… il y a eu du neuf ? Ou tu restes fidèle à ton arsenal de toujours ? Genre « ça marche, donc pourquoi changer ? »
Il n’y a pas grand-chose qui ait changé techniquement, en fait. Ce qui a changé, c’est moi. Mon jeu, ma précision, ma manière d’exploiter ce que j’ai. Je n’ai pas ajouté de nouveaux jouets, j’ai juste appris à mieux me servir des anciens. C’est ça l’idée : tu peux faire énormément avec très peu. Tout dépend de ton imagination. Donc j’essaie d’alimenter mon imaginaire, d’élargir mes capacités… et à partir de là, je n’ai pas besoin de changer d’outils. Mon jeu et mon cerveau font le reste.
Tu as quand même gardé cette espèce de combo un peu magique…
Oui, bon, mon pedalboard a un peu grossi (rire), mais rien de révolutionnaire. C’est toujours les deux Marshall, quelques pédales, une guitare acoustique. Rien d’extravagant. Mais c’est la façon dont tout ça interagit qui fait la différence. Ce n’est pas le matos qui te sauve. C’est ce que tu en fais. Et je reste fidèle à Maton…
Mais tu dois bien avoir de nouvelles guitares, non ? Ne serait-ce que pour te faire plaisir ?
Oh, oui ! J’ai de nouvelles guitares. Mais je ne tourne pas avec. J’ai un instrument incroyable, une guitare lap steel hindoustanie qui s’appelle une chaturangui. C’est… c’est d’une beauté folle. Vraiment. C’est presque irréel. Il faudrait que je te la montre. Elle est magnifique. Mais voilà, elle reste à la maison. Je ne la prends pas en tournée.
Trop fragile ? Trop sacrée ?
Un peu des deux. C’est un instrument de méditation autant que de musique. Elle a une voix à part. Mais elle ne survivrait pas à la route. Et honnêtement, elle est bien là où elle est. Je joue dessus quand je veux m’évader complètement. C’est un autre espace-temps.
Et côté amplification, tu as craqué pour un truc neuf ? Ou tu restes en mode « roots » total ?
Alors là, oui, il y a eu un changement. Un de mes deux Marshall a été remplacé par un Kemper. Donc oui, je suis passé au digital. Voilà. C’est dit (rire).
Ah, quand même !
J’en avais marre que mon Marshall réagisse différemment à chaque concert, dans chaque pays. Parfois, tu as une tension différente, parfois l’ampli lui-même n’est pas content… Bref, j’ai décidé de modéliser mes sons préférés et de les embarquer dans un Kemper. Et ça fonctionne. C’est super pratique. Je garde la chaleur, le grain que j’aime, mais avec la stabilité en plus.
Alors, c’est pour quand le retour en Europe avec cette nouvelle « mise à jour » de John Butler ?
En novembre. Je serai en tournée avec un nouveau groupe, à quatre. Michael Barker revient à la batterie, Michael Boaz est aux percussions, et j’ai aussi un musicien incroyable, Ian Perez, qui joue basse et claviers. Donc voilà, c’est un quartette. Pas de trio cette fois….
Article paru dans le numéro 372 de Guitar Part.
Quand il n’est pas en train de bidouiller un riff ou d’aligner des slides venus d’ailleurs, John Butler mène une tout autre vie. Il restaure des meubles, peint, taille des pierres semi-précieuses, cultive son potager : « J’ai besoin de créer avec mes mains, loin du son, loin du monde aussi. » Pas d’ermitage new age, ou de démarche néohippie, juste du concret. Et si la musique dérape, il lui reste ses outils : ses mains, et un bon marteau.