Neal Smith (en forçant l’accent) : Comment tu vas, Jean-Pierre ?
Dennis Dunaway : C’est bien « Jean-Pierre », non ? Un nom très français. Ça sonne comme dans un roman… ou comme à l’école !
Neal Smith : Ou comme un type avec une épée !
Dennis Dunaway : Tu connais Pépé le Putois, j’imagine ?
Bien sûr.
Neal Smith : Ah, super. C’était un héros d’enfance pour nous. Et c’est à peu près tout ce qu’on connaît en français. Pépé, c’est notre passerelle culturelle.
Ravi de pouvoir vous parler. J’ai eu la chance de voir Dennis avec Blue Coupe, mais vous revoir ensemble, c’est quelque chose. Même si, au fil des années, vous avez toujours gardé un pied dans l’univers Alice (concerts, Rock & Roll Hall of Fame, récompenses, apparitions sur les albums…) c’est un vrai bonheur de vous savoir réunis en 2025 pour ce nouvel album. Parce qu’après tout, Alice Cooper, c’est aussi un vrai groupe de rock. Il peut y avoir des frictions, des ego, des absences… Mais un vrai groupe ne meurt jamais tout à fait.
Dennis Dunaway : Tu vas adorer un des nouveaux titres : The Crap That Gets in the Way of Your Dreams.
J’adore déjà, il sonne très autobiographique.
Dennis Dunaway : Disons que ça évoque exactement de ce dont tu parles : on essaie d’aller quelque part, de créer… Et tous ces trucs viennent se mettre en travers du chemin.
À l’origine, vous rêviez un peu des Beatles, avec même les perruques de rigueur sur scène… Alors, question simple : vous êtes déçus ?
Dennis Dunaway : Les Beatles, c’était un sommet, mais ça n’a pas duré longtemps. Très vite, on s’est tournés vers les Stones, les Kinks, les Who, les Yardbirds… Les Beatles ont ouvert la porte. La British Invasion a tout changé en Amérique. Du jour au lendemain, c’était comme si quelqu’un avait allumé la lumière : on passait du noir et blanc à la couleur.
Dennis Dunaway : Ah oui, avec nos perruques ! On venait de « Cesspool, England » – une invention, bien sûr… C’était absurde, donc parfait.
Et ensuite, vous avez réécrit le manuel. Un mélange de shock, heavy, hard rock… Une forme de rock conçue pour secouer plus fort que les gentils groupes pop des sixties.
Neal Smith : Oui, on voulait sortir du lot. Quand j’ai rejoint le groupe, à la fin de The Nazz, en 1967, on a très vite changé de nom pour Alice Cooper. À Los Angeles, il y avait littéralement des milliers de groupes qui essayaient tous d’être les Doors, Buffalo Springfield ou Grateful Dead. Pour exister, il fallait être différent. Le nom a été le premier choc. Puis on a décidé d’appeler Vince « Alice ». Un mec, un groupe, un nom féminin… c’était dingue. Mais ça a attiré l’attention. Notamment celle de Frank Zappa, ce qui nous a offert un contrat.
Dennis Dunaway : On voulait que les gens sortent du concert en n’oubliant pas le nom Alice Cooper. Qu’ils nous aient aimés ou détestés, peu importait, du moment qu’ils se souvenaient de nous. C’est ça qui a lancé notre côté théâtral : cinq types prêts à en faire trop sur scène.
Neal Smith : Et puis il fallait bien occuper Alice (encore sous le nom de Vincent Furnier, NDR), qui ne faisait « que » chanter. On lui a donc trouvé des trucs à faire : électrocution, pendaison, décapitation… On apprenait en avançant. Alice Cooper, au début, c’était une ardoise vierge. On a testé, cherché ce qui nous convenait, ce qui ne marcherait pour aucun autre groupe. Et ça a fini par devenir notre image : monter la barre plus haut à chaque show.
Dennis Dunaway : À la base, on était tous potes à l’école. Des étudiants en art, donc avec un esprit un peu à part. On a mélangé ça à notre amour des films d’horreur, des films d’espionnage… Bref, on n’était pas juste un groupe à guitare.
Certains vous comparent à Black Sabbath pour votre rapport à l’horreur, aux films de genre… Mais vous étiez là bien avant eux, non ?
Dennis Dunaway : Tu peux leur dire, on te remercie d’avance (rires) !
Neal Smith : À cette époque, tout le monde nageait dans le trip peace & love, groovy, psychédélique. Mais ensuite, il y a eu Charles Manson, et ça a changé l’ambiance. La musique a basculé du côté obscur. Les Doors, par exemple, ont incarné ça. Et, nous, on est arrivés pile à ce moment-là, en poussant encore plus loin le malaise.
Sauf que vous êtes des musiciens, pas des tueurs…
Neal Smith : Ne parie pas là-dessus, héhé !
Dennis Dunaway : Ce qui comptait, c’était d’offrir autre chose. Un exutoire. Les années 60 étaient finies. La guerre du Vietnam, les infos anxiogènes, les tensions sociales… Il fallait une nouvelle forme de rock pour exprimer ça. On ne prônait pas vraiment la violence, mais on racontait des histoires sur scène. Comme au cinéma : si tu fais le mal, il t’arrive des bricoles. C’était du théâtre. Un James Bond sanglant, à la sauce Cooper.
Neal Smith : Shep Gordon, notre manager, disait qu’on était la troisième génération du rock. Elvis pour les années 50, les Beatles et la British Invasion pour les années 60, et nous pour les années 70. On voulait notre propre son, notre propre monde. Et on avait l’énergie pour. On était jeunes, affamés, tous animés par la même vision. Pas un seul membre du groupe ne voulait freiner. On fonçait, ensemble. On était comme un volcan en éruption. Toute cette énergie était là, depuis longtemps. On avait déjà deux albums derrière nous (« Pretties for You » et « Easy Action »), mais on cherchait encore notre équilibre : rester sombres tout en trouvant une vraie force d’impact. Et quand ça s’est mis en place, personne ne voulait lever le pied.
Dennis Dunaway : Shep Gordon, Bob Ezrin… tout le monde était à fond avec nous. On voulait transformer cette énergie en chansons, en shows. À l’époque, on sortait un album tous les 11 mois. Tu imagines ? Si on avait tenu ce rythme, on en serait à une centaine d’albums aujourd’hui !
Et autant de tournées…
Neal Smith : Oui… et on serait sans doute en train de faire des concerts en déambulateur ! Sérieusement, on n’aurait jamais tenu le coup. Mais, aujourd’hui, on voulait revenir avec un vrai album, pas une redite. Et « Revenge… » est exactement ça.
Ou même les musiciens en fauteuil roulant, ça pourrait devenir un nouveau gimmick sur scène, avec un tobogan et on vous pousse…
Dennis Dunaway : Il faut noter cette idée (rires)…
Neal Smith : Et, au passage, merci à la France pour avoir inventé la guillotine !
Ah, enfin un peu de reconnaissance pour nos belles inventions…
Dennis Dunaway : Mais oui, on vous tire notre chapeau pour le génie français…
En 2025, on pourrait imaginer un disque posé, nostalgique, un peu figé, même… Mais « The Revenge Of Alice Cooper » est tout sauf ça. Comment avez-vous réussi à préserver une telle intensité avec les mêmes ingrédients, les mêmes accords, et toujours cette impression de fraîcheur ?
Dennis Dunaway : C’est même plus qu’un retour : une sorte de renaissance. Et je dois dire que Bob Ezrin a fait un travail incroyable en studio, notamment sur la section rythmique. C’est puissant, précis, et plein de détails. Il n’y a pas un morceau de remplissage. Sur les 16 titres, 13 sont totalement inédits, avec en plus une reprise des Yardbirds et deux titres spéciaux pour l’édition collector (Titanic Overture, Return Of The Spiders). On a tous amené des idées, chacun a apporté sa pierre. C’est un disque vraiment collectif.
Neal Smith : Et l’énergie qu’on a captée, c’est du live. On a enregistré comme avant : tous dans la même pièce. Même si on habite aux quatre coins des États-Unis, on a tenu à jouer ensemble en studio, comme à l’époque. Alice était là, même s’il a refait les voix ensuite à Toronto. Mais on avait besoin de lui pour le feeling. Et pour que ça reste un vrai groupe, comme à l’origine, pas un projet éclaté.
Dennis Dunaway : Même Michael Bruce a refait certaines parties chez lui, pour retrouver un son précis. Mais on a gardé l’esprit du studio. Et puis il y avait ce clin d’œil incroyable avec la SG originale de Glen Buxton, une custom SG de l’époque « Love It To Death, « Killer », « School’s Out ». Elle a été restaurée et utilisée par Rick Tedesco, qui a joué en second guitariste avec Michael Bruce. On l’appelle la « Ghost of GB », elle est sur l’album et l’esprit de Glen était là avec nous grâce à ça.
C’est un magazine guitare et basses… Alors, même si on sait qu’un bon disque ne repose pas que là-dessus, parlons un peu matériel. Michael n’était pas disponible, mais je suis certain que vous avez regardé ce qu’il a utilisé…
Neal Smith : Michael Bruce joue sur une guitare custom, qui ressemble à une SG mais qui est unique. Et toujours avec un petit bras de poupée fixé sur le vibrato — il devrait le remplacer par une pince de homard, vu la pochette de l’album (rires) !
Dennis Dunaway : Je ne me souviens plus de la marque, mais c’est un modèle unique qu’on appelle parfois la « Michael Bruce guitar ». Il l’utilise depuis longtemps. Au studio, il a joué d’abord sur un vieil ampli Fender vintage de la collection du studio, mais, comme il n’était pas totalement satisfait du rendu — trop d’usure sur certains composants —, il a refait ses prises chez lui avec son propre ampli personnel, pour retrouver ce grain tranchant qui est sa marque de fabrique.
Neal Smith : Et ça s’entend ! Ce son si identifiable, il l’a peaufiné chez lui, à Phoenix, dans son home studio. Ce n’est pas une question de technologie, juste d’oreille.
Dennis Dunaway : Et, côté basse, je suis resté fidèle à ma Jazz Bass Fender de 1970. Celle des grands albums : « Killer », « School’s Out », « Billion Dollar Babies », « Muscle Of Love ». Je joue avec un médiator nylon vert fluo, Herco. Le son passe en direct, sans effet, via un Ampeg B-15 placé dans une autre pièce. Mais la base du son, c’est le signal direct. Le reste, ce sont mes mains : jouer plus près du manche pour un son rond, plus près du chevalet pour plus d’attaque. Aucun effet superflu. Juste moi, un câble et l’ampli.
Il faut bien sûr parler de Glen Buxton. Certains ont critiqué les Beatles, avec les deux inédits de la série « Anthology », pour avoir ressuscité John Lennon via des prises vocales. Pour moi, la musique ne meurt jamais. Et vous, vous avez fait revivre Glen à votre façon…
Neal Smith : Jean-Pierre… souviens-toi d’un détail : on a écrit I Love The Dead. Ça te donne une idée de ce que nous répondrions aux haters, non ?
Dennis Dunaway : Exactement ! Glen est vivant en nous. Et on voulait partager ça. Tant qu’on joue sa musique, il est là.
Et on se fout de ceux qui râlent ?
Dennis Dunaway : On n’a jamais rien fait sans que des gens râlent. Dès le premier album, on nous a dit que c’était un « gâchis tragique de plastique. » Alors OUI… on a appris à s’en moquer.
Neal Smith : Personnellement, je trouve que c’était un excellent gâchis de plastique (rires).
Et les critiques, comme pour Frank Zappa qui vous a signé, ça ne vous a jamais empêchés d’avancer.
Dennis Dunaway : On les connaît. Comme on dit : « Les critiques, c’est comme les trous du cul. Tout le monde en a un, et ils puent tous (rires). »
Vous avez collaboré avec Alice/Vincent à plusieurs reprises ces dernières années. Mais peut-on espérer vous revoir sur scène tous ensemble ? En France par exemple ?
Dennis Dunaway : On l’espère, oui.
Neal Smith : On verra bien. En 2017, on avait fait cinq concerts au Royaume-Uni avec Alice. Nous, en mode groupe originel, on jouait à la fin du set. À Londres, c’était magique. Quand on a terminé, on était enfin bien rodés… Mais c’était déjà fini ! Alors, qui sait ? Si l’occasion se présente…
Dennis Dunaway : Il y aura au moins une grosse actu : le 24 juillet, avec une écoute mondiale de « The Revenge Of Alice Cooper », en streaming sur le site d’Alice et sur TalkShopLive. L’album sera diffusé en intégralité, suivi d’un questions/réponses animé par Sir Tim Rice.
Avec un vrai concert ?
Dennis Dunaway : Non, juste l’album en écoute. Mais, souviens-toi : on est un groupe taillé pour le live. Le live c’est notre ADN.
Neal Smith : Et puis, en live, on a eu notre lot de souvenirs français. Tu te rappelles le théâtre Pierre Cardin, à Paris ? Salvador Dalí avait dit à Cardin : « Fais venir Alice Cooper ! » Résultat : un concert sold-out, Charlie Watts en coulisses, Omar Sharif aussi… Et, pendant le show, des fans sans billet ont piqué la Rolls de Sharif pour enfoncer la porte du théâtre. Du pur Alice Cooper, non ?
L’histoire est devenue légendaire, oui.
Neal Smith : Et tu connais Nicoletta ? La chanteuse ? Une sorte d’Aretha Franklin française. J’ai passé une soirée mémorable avec elle… Mais ça, c’est une autre histoire (rires).
Article paru dans le numéro 371 de Guitar Part.