Fin 2015, Camion Blanc, un éditeur spécialisé dans les biographies de groupes et d'artistes et dans l'étude de certains courants musicaux, publiait un livre regroupant 24 nouvelles écrites par 24 auteurs en hommage à Lemmy Kilmister. Guitar Part vous offre la possibilité de découvrir l'une d'entre elles, rédigée par la main experte de Patrick Foulhoux. Les fans de science-fiction apprécieront sans nul doute l'exercice. Et si vous voulez acquérir ce copieux recueil, c'est ici.
Depuis cette fameuse nuit du 3 au 4 janvier 1980, la planète est plongée dans le black-out sonore. On vérifie les données. On révise les installations. On est sur le pont 24 h / 24. Les scientifiques du SIS1 imputent la panne à un virus généré par un dérèglement hertzien. Ils le traquent sans relâche pour le capturer et le neutraliser.
La Terre est dans une zone blanche à l’intérieur de la galaxie. Les chancelleries ne s’inquiètent pas tant pour son silence que pour le risque encouru, un expert ayant évoqué la possibilité que le champ magnétique pourrait également être affecté. N’ayant plus de repères orbitaux, elle pourrait dévier de sa trajectoire et percuter un astéroïde à tout instant. Vu le danger immédiat, le temps est précieux. Le compte-à-rebours est lancé. Chaque seconde est une faille spatio-temporelle entre maintenant et l’inconnu. Chaque minute est un siècle. Chaque heure une éternité.
On aurait préféré taire ces informations au public jusqu’au retour à la normale pour écarter tout risque de panique générale. Mais, le 8 janvier à midi, le monde entier était au courant malgré le black-out. Les populations ont immédiatement saisi la gravité de la situation. Tout le monde a conservé son calme et pris conscience qu’il fallait œuvrer pour le bien commun.
Des réunions de crise se tiennent dans toutes les chancelleries qui restent en contact permanent grâce aux bons vieux télégraphes exhumés des placards.
A Vauxhall Cross, à Londres, au siège du MI62, après avoir félicité Jean-Pierre Jaffrain pour son rapport sur l’opération Bomber, le Secrétaire d’état des affaires étrangères, Peter Carrington, convoque sur-le-champ le groupe d’intervention Motörhead, ultime recours pour résoudre les problèmes les plus épineux, pour venir à bout des coups les plus tordus et dénouer les embrouilles les plus inextricables grâce à des méthodes que le gouvernement Thatcher ne cautionne pas, ni officiellement, ni officieusement, mais, si elles s’imposent pour sauver l’empire, le 10 Downing Street ferme les yeux et fait contre mauvaise fortune, bon cœur. À la seconde où le Secrétaire d’état donne l’ordre, le vaisseau Motörhead surgit du fond des océans et accoste à Portsmouth. Le temps de convoquer l’état-major du MI6, les éperons cliquettent sur le parquet ciré à l’autre bout du couloir. L’équipage du Motörhead emmené par Lemmy Kilmister, alias LKM, flanqué de ses deux complices, Fast Eddie Clarke et Phil Animal Taylor, entre dans le bureau du Secrétaire d’état. Les trois hommes se tiennent côte à côte à deux mètres du bureau, LKM au centre, Fast Eddie à gauche, Phil Animal à droite. Les bottes plantées dans l’épaisse moquette d’un bureau au décor colonial, les bras le long du corps, ils hochent la tête en guise de salut. « Bonjour messieurs, répond le Secrétaire d’état. Vous savez pourquoi vous êtes là. En attendant de trouver la panne et de réparer, j’exige une solution de remplacement. Comment comptez-vous vous y prendre ? »
LKM avance d’un pas. Les officiers présents, en pleine réflexion, regardent le fauve aux cheveux gras sous le Stetson huileux, bardé de cuir, de chaines, de clous et de cartouchières. LKM s’adresse au Secrétaire d’état en feignant d’ignorer les autres personnes présentes :
Les officiers se lèvent et s’apprêtent à sortir du bureau derrière le trio conduit par LKM quand Carrington déclare « Le nom de code de l’opération est Ace of Spades » sans fournir d’explication, en souvenir d’une triste partie de poker qui s’est terminée à la roulette russe dans une arrière-salle à Buenos-Aires.
De retour à bord du Motörhead, LKM, Fast Eddie et Phil Taylor prennent place au poste de commandement. LKM donne ses consignes. Taylor projettera des vagues de trémas sur les « o » au fur et à mesure de leur prononciation à l’aide d’un système de tracking par vibration de l’air mis au point par le SIS, et Clarke établira les connexions dans la foulée.
Après deux jours de tâtonnement et de réglages, le procédé fonctionne. Le Royaume-Uni est couvert en l’espace d’une semaine. Le 19 février, Bon Scott meurt en s’arrachant les tripes à force de s’époumoner pour franchir les 130 décibels requis. Le lendemain, le 20 février, Radio Caroline cesse d’émettre faute d’avoir un amplificateur suffisamment puissant. « Les dommages collatéraux étaient prévisibles » affirme LKM à Carrington dans son compte-rendu quotidien.
Le dispositif Ace of Spades est lourd à mettre en place. On s’en contente à défaut de mieux… Après être connectées, certaines zones retombent dans le silence. Il faut recommencer, reprendre le protocole à zéro. Les services astronomiques en étroite collaboration avec leurs homologues de la Spatiale surveillent la trajectoire de la Terre en indiquant les zones à équiper en trémas pour maintenir son équilibre magnétique.
Le 25 juillet, les Australiens d’AC/DC publient « Back In Black » pour témoigner de leur désarroi face à la disparition tragique de Bon Scott et le silence qui paralyse la planète. Les liaisons reviennent petit à petit, mais le mal est fait. Un mal irréversible. On en prend conscience le 25 septembre, à la disparition de John Bonham plongé dans une profonde dépression. Il n’arrivait pas à régler correctement les trémas de son tom basse et de sa grosse caisse. C’en était trop pour lui.
Mi-octobre, Phil Animal Taylor déclenche une opération de grande envergure sur le territoire européen. Nom de code, The Hammer. L’opération consiste à accrocher des trémas sur tous les « o » prononcés au même instant afin d’immuniser un continent entier pour créer une base arrière imprenable. Les communications sont rétablies. Les systèmes-son fonctionnent à plein. À 130 décibels pour être précis. Ce qui crée un déséquilibre, une activité infrasonore concentrée sur un seul continent. La NASA fait part de ses inquiétudes au SIS qui affirme, sous le contrôle de la capitainerie du Motörhead, que c’est un risque à courir. La NASA émet des réserves, mais faute de nouveaux éléments, elle maintient sa confiance dans l’opération Ace of Spades et assure le SIS de son indéfectible soutien et de son étroite collaboration.
Progressivement, les trémas couvrent tous les « o » prononcés à la surface du globe. Le son circule à peu près normalement. Ça ne résout pas le problème ; ça le contourne. Ça rassure provisoirement les populations civiles. Les états-majors restent en alerte maximale. Tous les services continuent la traque au virus. Quand ils imaginent l’avoir localisé, il leur échappe. Il s’adapte de plus en plus vite dans un environnement de plus en plus hostile. Il parasite les trémas les plus faibles.
Le FBI a découvert un gang spécialisé dans le piratage de trémas. Grâce à un système sophistiqué et indétectable, il les neutralise et propose ses services pour les rétablir. Ces pirates œuvreraient depuis la mi-juillet selon le bureau fédéral.
À l’ingénierie de Motörhead, on s’inquiète de la lenteur des résultats dans la traque au virus. Fast Eddie fait part de ses craintes : « Ça ne va pas assez vite. Le SIS met trop de temps à le neutraliser. Il aurait fallu un électrochoc, d’entrée. J’ai peur que le virus réussisse à pirater les trémas et il faudra tout reprendre à zéro ».
Après deux bouteilles de scotch éclusées cul-sec en guise de petit-déjeuner, Lemmy, Fast Eddie et Phil Taylor décident que la seule solution envisageable à ce stade, c’est d’enregistrer un album qui pète à 180 décibels pour l’envoyer à fond dans les trémas, que rien ne puisse passer par dessus. Ils télégraphient à Vic Maile pour lui demander s’il a les oreilles prêtes pour enregistrer le plus fort possible ? En collant les aiguilles dans le rouge avec interdiction formelle de descendre en dessous au risque d’ouvrir la boite de pandore. « Les mecs, vous savez à qui vous avez affaire ? J’ai fait les Who, Dr Feelgood, Eddie & The Hot Rods et les Vibrators ! J’ai le foie blindé ! Alors, les oreilles, hein » s’esclaffe le producteur.
L’équipe s’enferme en studio avec un nombre conséquent de fûts de bière et de caisses de gnôle. L’album est naturellement baptisé « Ace of Spades ». Le disque sort le 8 novembre. Partout où les trémas permettent la transmission du son, « Ace of Spades » fait des ravages. Il est diffusé à 180 décibels. Tout le monde devient sourdingue.
« Ace of Spades : Acouphène mon amour », titre en une le Rolling Stone de décembre. Pas le choix, question de survie, il faut l’écouter plein pot. On ne peut pas se permettre de faille dans le système. À fond. Plus on l’écoute, plus on devient sourd, plus on devient sourd, plus on monte le volume… Grâce à « Ace of Spades », en deux semaines, le son est rétabli sur toute la surface du globe. Il reste toutefois des poches de résistance où les pirates poursuivent leurs activités illicites. Toujours selon le FBI, Mark David Chapman aurait piraté les « o » de John Lennon pour l’assassiner le 8 décembre…
On est confronté à un nouveau problème. Le trauma du tréma selon Rock & Folk. La Terre est prise dans un étau sonique. Après le silence, le chaos ! Love Me Like A Reptile aguiche les virus isolés pour les dézinguer à coup de Shoot You In The Back. C’est un carnage, ça dégomme en masse, des chapelets de virus gisent sur les ondes. Ça décuple la puissance de Motörhead qui, telle une horde de hyènes lubriques, hurle (We Are) The Road Crew. Lemmy lâche lors d’une interview pour le NME qu’il est plus excité par la chasse que par la capture. Un an jour pour jour après le déclenchement du black-out sonore, « Ace of Spades » contrôle tous les systèmes-son. Peter Carrington ne supporte plus cette débauche. Il convoque Lemmy Kilmister pour lui ordonner de détrématiser l’opération Ace of Spades, ce à quoi Lemmy répond : « Trop tard, les as de pique et les trémas ont pris le pouvoir ! » en faisant demi-tour, sourire en coin.
En sortant du bureau du Secrétaire d’état, Lemmy croise Jean-Luc Manet qui attendait son tour derrière la porte. En passant à côté de lui, il lui susurre à l’oreille : « Et surtout, t’endors pas jusqu’à Hammersmith ! » en lui faisant un clin d’œil.
1 Secret Intelligence Service (Services Secrets Britanniques) - 2 Autre nom du SIS