On va commencer très simplement par Magma, tout de même : le groupe est toujours là, bien vivant, presque éternel aujourd’hui, avec du sang neuf, mais aussi les membres fondateurs. Ce n’est pas un peu un miracle, à notre époque ?
Christian Vander : Moi, je ne sais pas… J’ai pensé à mes maîtres en musique et je me suis dit : voilà, c’est comme je l’ai écrit : « À la vie à la mort ! » Donc, il n’y a que ça qui pourrait arrêter quoi que ce soit. Je le dis franchement. Dans l’idée, c’est surtout de pouvoir continuer physiquement, tant que la santé le permet. Le reste, c’est : on apprend tous les jours et on a toujours envie de découvrir. C’est l’essentiel. Ça n’a pas de fin.
L’intérêt aussi, c’est qu’il y a des mouvements de personnel, avec des gens qui arrivent, comme Rudy, même s’ils ne sont plus tout à fait nouveaux… Pour un groupe aussi ancien, n’est-ce pas nécessaire au niveau de l’inspiration ?
Chacun amène sa chose, de toute manière. Dans cette musique-là, il n’y a rien d’obligé. Bon, il y a des séquences qui sont quand même écrites, d’accord. Mais à l’intérieur de ça, si quelqu’un a envie de changer pour mieux, c’est ouvert. Il n’y a pas de limites là-dessus. Je ne dis pas : « Oh là là, tu as changé la note ! » Si la note sonne bien, on la garde définitivement. C’est déjà arrivé. Et je pense qu’il n’y a pas de raison que ça n’arrive pas plus souvent. D’ailleurs, Rudy, ici présent, a déjà changé certaines choses. Il n’y a aucun souci avec ça. C’est une musique ouverte.
Rudy, tu as donc apporté ta touche à la musique de Magma ?
Rudy Blas : Pas énormément, pour être honnête. Globalement, les morceaux que l’on joue sont gravés dans le marbre : ils ont été interprétés tant de fois que tout est bien ancré. Après, oui, de temps en temps, j’ajoute une petite note ici ou là, quelques nuances d’intention… Mais, dans l’ensemble, cela reste fidèle aux parties originales. Si je prends Mëkanïk Dëstruktïẁ Kömmandöh, par exemple, c’est difficile de modifier les parties de guitare : elles sont aussi légendaires que le reste de la musique. C’est comme les claviers : proposer mieux devient quasiment impossible.
Personnellement, j’ai toujours apprécié l’ensemble de la discographie de Magma, mais aussi les guitares dans le groupe, même quand elles sont légères. Christian, ce n’est pas quand même une chose auquel tu tiens, au fond, qu’il y ait toujours un peu de guitare ?
Christian Vander : Quand un guitariste est dans l’affaire et que ça sonne, et qu’il est vraiment dedans, oui… Que ce soit ça ou un clavier ou autre, ça devient important tout de suite. Moi, je rêve toujours de jouer avec une section de cuivres… Mais on n’en a pas ! Mais pour les guitares, quand ça se passe vraiment bien, c’est génial.
Rudy Blas (s’adressant à Christian) : Il y a un truc que tu disais souvent, et c’est vrai : « Magma pourrait presque être joué par un orchestre symphonique. » Et donc, du coup, la guitare, elle a un rôle assez spécial. Parfois, elle peut remplacer un instrument qui pourrait même - je délire un peu -, mais… être un hautbois, ou même une flûte par moments, des instruments que nous n’avons pas. C’est une musique qui se rapproche de la musique classique, presque. Moderne-classique, oui. Et la guitare, elle navigue entre la rythmique et le chant… Parfois, je joue des parties rythmiques, et ensuite, j’accompagne les voix. Si tu écoutes bien la guitare solo, c’est assez spécial, parce que ça passe d’une section à l’autre. Elle se rend dans plein d’endroits différents.
Christian, à l’époque où tu as lancé Magma, il y avait des icônes de la guitare, Jimi Hendrix, Jeff Beck ou Eric Clapton… T’es-tu dit, à un moment : « Wow, on peut faire des choses fantastiques avec cet instrument » ?
À ces époques-là, moi, j’écoutais essentiellement John Coltrane. J’ai d’ailleurs une anecdote amusante. J’avais un copain qui écoutait Clapton quand il jouait avec Cream. Lui, il voulait absolument que je l’écoute : « Clapton, Clapton… » Mais moi, à cette époque, j’écoutais Coltrane. Je lui disais : « Non, attends, Coltrane, chaque phrasé, c’est une symphonie. Clapton, j’écoute deux notes et j’ai tout compris. » J’en suis revenu (rires). Mais c’était un peu tendu entre nous sur ce sujet à l’époque avec ce genre de débat. Beaucoup plus tard - mon ami n’était plus de ce monde malheureusement -, après un concert de Magma, quelqu’un vient me voir et me dit : « Il y a une personne qui veut vous saluer. » Je réponds : « Pas de problème. » Et c’était Eric Clapton. Moi, j’avais une question en tête, alors je la lui ai posée directement : « Qu’est-ce que vous écoutiez à l’époque de « Fresh Cream » ? » Il me répond aussitôt : « Moi ? John Coltrane ! » Ahaha ! Et voilà… J’aurais bien aimé que mon copain soit là pour entendre ça.
Ensuite, il y a eu John McLaughlin, Carlos Santana… Et eux aussi ont puisé chez Coltrane. Ils ont même dédié des albums entiers…
Oui, peut-être dans l’inspiration… Mais, pour moi, Coltrane, c’est le guide spirituel. C’est lui qui a tout inventé, tout ouvert. Après, bien sûr, on sent parfois que certains musiciens l’ont écouté, que ça les a nourris. Mais créer ce qu’a créé Coltrane, ce n’est pas tout à fait pareil.
Rudy Blas : Non, c’est sûr, c’est unique. Mais même Hendrix le disait. Dans une interview, il parle de Coltrane, c’est ce qu’il écoutait. Et dans, j’allais dire, « la violence de l’expression », moi, j’y vois des ponts. Je sais que tu n’es pas aussi fan que moi (s’adressant à Christian). Je suis d’accord avec toi, ce n’est pas aussi intense ou riche que Coltrane, mais on sent que les gars ne pouvaient pas passer à côté. C’était impossible à ignorer à l’époque.
Robert Fripp, lui aussi, devait écouter pas mal de free jazz, de Coltrane, dans cette grande famille progressive où l’on vous a souvent classés.
Christian Vander : Peut-être, à tort d’ailleurs, je ne sais pas. On l’a croisé, mais…
Rudy Blas : Oui, on l’a croisé, mais on n’a pas échangé plus que ça avec lui. Ils sont assez inaccessibles, ces gars-là.
Christian Vander : Moi, dès que j’ai envie de découvrir ou d’apprendre quelque chose, c’est toujours vers John Coltrane que je me tourne. Il est toujours là, c’est lui qui m’inspire. Bien sûr, on écoute aussi de la musique classique, mais John… c’est John. Et quand on commence à comprendre la manière dont il construit ses morceaux, ses canevas, ses formes, c’est extraordinaire ! Par exemple, des gens pensent que c’est du free jazz, que ça part dans tous les sens. Mais, quand on écoute un titre comme Transition, c’est un des meilleurs exemples. C’est hyper structuré : 32 mesures, ou 28 plus 4 selon la manière de compter. Les gens s’imaginent qu’il y a un thème, et qu’après Coltrane « part en délire », mais pas du tout. Tout est construit avec une rigueur incroyable, c’est ultra charpenté à l’intérieur de la musique. C’est ça qui est fascinant quand on l’étudie et qu’on le pratique : ce n’est jamais du hasard. Lui-même avait cette logique de construction, il ne « délirait » jamais au hasard. C’est ce qui rend cette musique extraordinaire.
Petite question sur l’instrument lui-même, éprouves-tu une curiosité pour le type de guitare, d’ampli, d’effet... Ou laisses-tu Rudy complètement libre, tu ne veux pas savoir…
Au niveau instrument, je crois que je n’étais pas attiré par la guitare. Un bon guitariste, je sais l’entendre. Mais ce que je veux dire, c’est que physiquement, je ne le sens pas. Autant, j’aurais pu aborder la basse, pas la contrebasse, la basse. Mais la guitare, ce n’est pas mon truc du tout. Par contre, je sais entendre quand ça sonne.
Rudy Blas : J’ai changé de guitare, par exemple, là, c’est une bonne anecdote. Je jouais sur Gibson Les Paul avec Magma depuis le début. Et là, dernièrement, j’ai changé pour une Greco Stratocaster, parce que ça faisait un moment que je trouvais que la Gibson manquait de hargne un peu, de mordant… Elle était moins incisive. Je crois qu’elle s’est vidée un peu. C’était une seconde main, quelqu’un avait joué du blues rock pendant 20 ans avec. Moi, j’ai fait presque 10 ans de Magma avec. Je crois que c’est plus les vols en avion, en soute… Je pense que la guitare a pris cher. Je la branchais sur un ampli et j’avais beau rentrer dedans avec la main droite, attaquer vraiment, il n’y avait plus de mordant. Et là, j’ai joué cette petite Strat et, tout de suite, elle attaque. Le son est très nerveux. C’est ça qu’il me fallait. Donc, en ce moment, j’expérimente. C’est la première répétition que je fais avec cette guitare. Donc, Christian, ça l’intéresse un peu parce que j’en ai parlé et il a entendu tout de suite.
Christian Vander : Oui, j’ai entendu. Ce n’est pas du tout la même chose. Pas du tout ! Mais peut-être aussi que ta Gibson, était un peu fatiguée. Oui, fatiguée, je pense. Parce que j’ai un vieux souvenir d’un copain qui en avait une, mais à l’époque. Quand même…
Rudy Blas : Claude Engel, il jouait avec. Gabriel Federov et James Mac Gaw aussi. C’était super. La mienne, je pense qu’elle avait tout dit.
Christian Vander : Ça arrive ?
Rudy Blas : Oui, je lisais une interview d’Hendrix qui disait qu’il vidait les instruments, les uns après les autres.
Pour terminer, on va passer à une série de questions de l’un à l’autre. Rudy qu’as-tu envie de demander à Christian ?
Rudy Blas : Comment avez-vous défini les parties au départ pour « Mekanïk Destruktïẁ Kommandöh » ? C’était Claude Olmos, qui a enregistré sur l’album… Les parties, tu les avais déjà en tête ou vous avez fait ça ensemble ?
Christian Vander : Toutes les parties étaient préparées. Ce qu’il y a, c’est que Claude, il avait un petit peu exagéré sur certains trucs. Et il faisait une cure, il faisait un jeûne. C’était un très très bon guitariste, mais, dans les moments où on a joué avec lui, malheureusement, le problème, c’est qu’il zappait les phrases, il oubliait tout. Il avait entamé une cure de raisin pour se purifier et la tête ne fonctionnait plus à ce moment-là. D’ailleurs, sur les photos du groupe, on le tient pour qu’il reste debout. C’était un très bon guitariste, de blues, justement. Quelques soirs, il se souvenait des phrases, d’autres soirs, non. Alors, évidemment, en studio, on a dû refaire certaines parties… Pas autant qu’aujourd’hui, attention. On n’avait pas les mêmes moyens. Il fallait mieux qu’on ait parfaitement composé le morceau avant d’enregistrer.
Rudy Blas : Les parties de guitare sont super déjà. Pourtant, c’est l’une des premières versions… Je n’ai pas changé grand-chose, je crois. Il y a quelques parties qui ont changé quand même. Mais globalement, tout est là. Elles sont super belles, vraiment.
Christian Vander (à Rudy) : Qu’est-ce qui t’a amené à la musique ?
Rudy Blas : Mes parents écoutaient déjà beaucoup de musique quand j’étais petit. Ça tournait tout le temps à la maison, j’avais beaucoup de chance. Il y avait des vinyles et, dès qu’ils étaient partis, je les ai usés. Je connaissais tout par cœur. Mon père, c’est curieux parce qu’il pouvait écouter un jour John Coltrane et, le lendemain, Michel Sardou. Donc, c’était vraiment de grands écarts. Il y avait aussi beaucoup de musique classique. Mais il m’a surtout emmené voir du jazz. Quand j’étais adolescent, vers 14 ou 15 ans, j’ai vu McCoy Tyner, en concert. Entre autres… Il y avait un festival près de l’Orient, aux Arcs, à Quéven, où il y avait du jazz. J’ai vu Herbie Hancock, Elvin Jones… J’ai vu des super trucs, très jeune. Donc, ça m’a marqué et c’est comme ça que je suis venu à faire de la musique. Mon frère aussi écoutait énormément de musique, dont Magma. Il me faisait écouter et j’ai écouté « Köhntarkösz », la première fois, quand j’avais 11 ou 12 ans… Je ne comprenais pas la musique. Ça me paraissait étrange. Mais j’étais comme en apesanteur. J’étais en train de faire un truc de petit garçon, je ne sais plus quoi en traînant dans le salon. J’entends ça et le climat a changé. Je me souviens très bien de ce moment-là. Ensuite, je suis passé à autre chose. Et, des années après, quand j’ai redécouvert Magma, je me suis dit c’est ça (il claque des doigts) ! J’ai écouté beaucoup de disques de rock progressif, dont King Crimson. Mais j’en étais arrivé un peu au bout et j’en avais marre. Et là, j’ai redécouvert « Mekanïk Destruktïẁ Kommandöh ». Et alors là, c’était parti ! Sinon, j’écoute aussi du metal… Dont Gojira, qui a appelé un de ses albums « Magma » (rires)…
Christian Vander : Je crois que Metallica est fan de Magma…
Rudy Blas : Oui, le bassiste, Robert Trujillo est très fan.
Rudy Blas (à Christian) : Quand va-t-on écrire un nouveau morceau ? Il faut qu’on continue ce qu’on a commencé, non (rires) ?
Christian Vander : Ce n’est pas idiot ce que tu dis. Bien, en effet, oui, créer quelque chose de nouveau… On avait déjà travaillé tous les deux. Donc, on se complétait un peu sur ça. Voilà. On a commencé ce morceau avec Rudy, et dans l’idée, me retrouver ensuite tout seul, en me disant : « Bah je vais continuer… » J’avais plutôt envie que Rudy vienne à la maison et qu’on continue ensemble, chacun trouvant la suite. Cette fois, composer tous les deux, ce serait plutôt sympa.
Rudy Blas : Donc, quand ? Après la tournée ?
Après la tournée, oui, je crois qu’on a déjà, plus ou moins, fixé les rendez-vous… Même si on n’a pas les dates. Mais on va continuer, c’est certain.
Christian Vander (à Rudy) : Pour les cordes, est-ce que tu es satisfait des jeux que tu trouves aujourd’hui ? Tu vois, pour moi, c’est compliqué avec les cymbales, as-tu un problème identique ?
Rudy Blas : C’est un problème aussi… Elles sonnent de moins en moins bien. Elles s’usent très vite, par rapport à avant. J’essaie plein de marques, mais il n’y en a pas 36 qui fonctionnent. Effectivement, ça ne va pas en s’améliorant. C’est curieux.
Christian Vander : Ne donne pas surtout pas la marque que tu utilises, parce que tout le monde va acheter et ça va à nouveau se dégrader (rires).
Rudy Blas : Ahah ! Non, je mets des D’Addario, là, parce que je peux les changer souvent. Mais c’est pareil pour les guitares. Là, je joue avec une copie japonaise, la Greco dont j’ai parlé. C’est quand même une ancienne, des années 70. C’est la période des procès où Fender faisait des procès à cette marque, parce que les guitares étaient meilleures… Greco, c’est un luthier. Il faisait plusieurs marques. Mais, après les procès, ils ont collaboré. Ce sont de très bonnes guitares.
Article paru dans le numéro 369 de Guitar Part.